1.01. Les pratiques culturelles de plus en plus numérisées ?

Comment le développement exponentiel du numérique influe-t-il sur les pratiques culturelles des européen·nes ? En quoi est-ce un élément crucial pour le secteur culturel ? Cette fiche donne à voir l’ampleur du phénomène dans les pratiques individuelles que les projets culturels doivent prendre en compte pour remplir leurs missions.

Des usages numériques au tout‑numérique

La dernière décennie a vu croître le numérique et ses multiples usages dans le monde entier et profondément transformé la vie des individus. Ses effets sur les pratiques individuelles sont étudiés par plusieurs enquêtes nationales, à l’image de la “Swedish Cultural Habits Survey (Kulturvanor)” de l’Encuesta de Hábitos y Prácticas Culturales en España1, ou encore de l’enquête “Pratiques culturelles des français”. Cette diffusion croissante s’appuie en France sur la généralisation de l’équipement et de l’accès au haut débit2. Olivier Donnat, sociologue, a travaillé pendant 35 ans au Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture. Il a notamment mené et commenté les enquêtes sur “Les pratiques culturelles des Français” réalisées tous les huit ans, de 1973 à 2008. En 2010, dans la synthèse de l’édition 2008 de l’enquête, il notait déjà l’avènement d’une “culture d’écran”, provoquée par “les effets conjugués de la dématérialisation des contenus, de la généralisation de l’internet à haut débit et des progrès considérables de l’équipement des ménages en ordinateurs, consoles de jeux et téléphones multimédias".

1 "Encuesta de Hábitos y Prácticas Culturales en España (lien externe)", Ministerio de Cultura, España, 2024
2 Chiffres clés, statistiques de la culture - DEPS, Ministère de la Culture - France, 2022

Avec le numérique et la polyvalence des terminaux aujourd’hui disponibles, la plupart des pratiques culturelles convergent désormais vers les écrans : visionnage d’images et écoute de musique bien entendu, mais également lecture de textes ou pratiques en amateur, sans parler de la présence désormais banale des écrans dans les bibliothèques, les lieux d’exposition et même parfois dans certains lieux de spectacle vivant. Tout est désormais potentiellement visualisable sur un écran et accessible par l’intermédiaire de l’internet.

"Guide pratique de déploiement d'un GRC au sein des institutions culturelles", Ministère de la culture - France, 2020

Dans ces usages numériques devenus majoritaires dans le quotidien des plus jeunes gens, on voit même apparaître une nouvelle catégorie d’individus ayant totalement plongé dans le bain des usages numériques et appartenant à “l’univers du tout-numérique”. Ces individus sont composés aux deux-tiers de personnes ayant 23 ans ou moins, et représentent 15% de la population française. En 2020, Philippe Lombardo et Loup Wolff ont étudié les différentes enquêtes françaises menées ces cinq dernières décennies. Ils expliquent : "L’univers du tout-numérique, encore très rare en 2008, devient une catégorie significative en 2018, en réunissant près d’une personne sur six (15 %) au sein des 15 ans et plus. Les membres de ce groupe se caractérisent par un usage intensif des technologies numériques : ils consomment des vidéos en ligne (quotidiennement pour 71 % d’entre eux), consultent les réseaux sociaux (84 %), ils jouent aux jeux vidéo (39 %). Ils lisent en revanche significativement peu, vont occasionnellement au cinéma et fréquentent rarement les lieux culturels – en particulier les théâtres et salles de concert. Pour cette catégorie de population, les pratiques numériques – nombreuses et diversifiées – semblent faire concurrence aux pratiques de fréquentation des lieux culturels.1"

Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’univers du tout-numérique n’est pas propre à un territoire et se retrouve aussi bien dans les milieux urbains que ruraux.

1 Philippe Lombardo et Loup Wolff, "Cinquante ans de pratiques culturelles en France.", Culture études, 2020

L’illectronisme, la face cachée du tout‑numérique

Bien que les usages du numérique se déploient largement et que leur invocation soit globalement encensée, il en est pour qui le numérique est une charge plus qu’un confort supplémentaire. Dans un rapport datant de juillet 2024, 23% des ressortissant.es de l’Union européenne déclaraient que le numérique rend leur vie plus difficile au quotidien. Une part non négligeable de la population européenne est même en situation d’illectronisme, c’est-à-dire d’une incapacité à utiliser les outils numériques. Ce niveau s’accroît fortement avec l’âge et il est plus répandu parmi les couches les plus modestes de la société. Il est aussi très différent d’un pays à l’autre. Ainsi, quand, en 2022, seulement 1% de la population norvégienne déclare ne s’être pas connectée à Internet depuis trois mois1, ils et elles sont 13,9% en France (en 2021)2, et ce malgré une baisse de 3 points pendant la crise sanitaire. Étonnamment, cette part est quasiment aussi importante que celle des individus appartenant au “tout-numérique”. La Bulgarie enregistre pour sa part le plus faible taux d’usagers d’Internet avec 20% de la population qui ne s’y sont jamais connectés, contre 12% en Croatie3.

Alors, pourquoi s’intéresser à ces statistiques ? Parce qu'il est essentiel de comprendre ces transformations pour parvenir à toucher tous ces publics auxquels un projet culturel public se doit de s’adresser. C’est pourquoi il est si important pour les projets culturels de prendre la mesure des évolutions provoquées par l’arrivée massive du numérique, d’une part, et d’orienter leur adresse aux publics en conséquence. Ces transformations du public demandent aux équipes de médiations, d’accueil, de relations aux publics de faire évoluer leurs pratiques en conséquence pour développer ou maintenir un contact avec le public quelle que soit l’intensité de ses pratiques numériques. En effet, les pratiques de réservation et d’inscription restent hétérogènes au sein du public d’un établissement, et lorsque certaines typologies d’individus n'interagissent plus que par la voie numérique avec un établissement culturel, d’autres maintiennent des usages purement traditionnels, à l’instar de l’abonnement par courrier, de la fréquentation des guichets de salles de spectacle ou du renseignement téléphonique. C’est bien dans la perspective des droits culturels qu’il s’agit ici, dans le même temps, de développer des formes de médiation numériques adaptées aux individus pleinement plongés dans les outils numériques et d’en trouver d’autres pour celles et ceux restés “en-dehors” de ce monde numérique. Une structure pourra ainsi développer “des communications via les réseaux sociaux, de la médiation avec les tablettes ou les smartphones, des visites virtuelles, de la production de ressources en ligne, de la médiation numérique dans les lieux culturels.” (Vergès & Picard, 2023) Mais elle devra également déployer d’autres méthodes de médiation en dehors du monde numérique pour intégrer les autres. 

1 ICT usage in households, Statistics Norway, updated september 24th
"15 % de la population est en situation d'illectronisme en 2021”, Insee Première n°1953 paru le 22 juin 2023
3 Digital economy and society statistics - households and individuals, Eurostat, April 24

Sans trop savoir sur quel pied danser, nous pourrions trouver un équilibre dans le mouvement en nous inspirant de la démarche des droits culturels. Ces droits peuvent nous aider à penser différemment le développement des outils numériques et leur inclusion dans la société. C’est-à-dire la manière dont on veut faire société en prenant en compte les transformations culturelles de notre époque.

Emmanuel Vergèsin Inscrire le numérique dans un nouveau modèle culturel, in 9 essentiels pour un numérique humain et critique

Un rapport du conseil d’analyse économique français1, paru en février 2022 et rédigé à l’aune de la crise sanitaire, encourageait la transformation “profonde et collective des modes de production culturelle dans une société mondialisée et digitalisée”2. Il semble ici essentiel de ne pas oublier, dans cette démarche, les publics se tenant à l’écart de ces pratiques numériques.

1 Alexandre, O., Algan, Y. & Benhamou F., “La culture face aux défis du numérique et de la crise”, les notes du conseil d’analyse économique, n°70, février 2022
2 Emmanuel Vergès, Marie Picard, “Le numérique, source de transformations pour les pratiques culturelles (lien externe)”, The conversation, juin 2023

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