1.02. Quels enjeux sociétaux entourent la donnée ?

Remarque : cette fiche traite de la gestion des données au niveau étatique, européen et mondial. L’état du débat et de la règlementation encadrant les pratiques d’exploitation de données personnelles sont susceptibles d’évoluer rapidement.

Le processus de mise en données, ou "Datafication" du monde

En l'an 2000, un quart des informations consignées dans le monde existait au format numérique. En seulement 13 ans, ce taux est passé à 98%. Les espaces numériques, encore tout à fait facultatifs au début du siècle, ont pris une place centrale dans les activités humaines, y compris culturelles.

Dans ce monde numérique, les espaces socionumériques (les réseaux sociaux) représentent un phénomène en soi, avec un taux de pénétration de 80,3 % de la population française avec 52,60 millions d’utilisateurs actifs en janvier 2022 contre 58,4% au niveau mondial (We Are Social, Hootsuite, 2022). Dans ce contexte, un véritable processus de "mise en données" du monde (ou "Datafication"1) est à l’œuvre, et dont les implications sont encore insoupçonnées : "numériser non plus des documents, mais tous les aspects de la vie."

"Data brokers, les courtiers de nos données (lien externe)", l'épisode du 7 juillet 2018 de l'émission de France Inter "Tout est numérique", présente l’ampleur du commerce réalisé autour de ces données semées à chaque instant de notre activité numérique, notamment par les Data Brokers. Ces courtiers en données sont spécialisés dans la collecte, l’achat et la vente de données sur des personnes ou des organisations. Ces données englobent une large variété d’informations, allant des données démographiques aux comportements de consommation, en passant par les habitudes de navigation sur Internet, les informations financières et les historiques d’achats. Les data brokers obtiennent ces informations à partir de sources publiques, telles que les registres gouvernementaux, les listes électorales et les informations disponibles sur les réseaux sociaux mais aussi des données commerciales recueillies via des transactions, des programmes de fidélité ou des enquêtes de satisfaction. De plus, ils collectent des données numériques par le biais de cookies, d’applications mobiles, de sites web et de plateformes de médias sociaux. Cette "mise en données" massive porte en elle une véritable idéologie, à en croire Jeff Brookes, éditorialiste du New York Times : l’idée que “tout ce qui est mesurable devrait l’être” et que la donnée pourrait nous aider à faire des choses aussi remarquables que de "prédire le futur". 

1 Selon Kenneth Cukier & Viktor Mayer-Schonbrger, “Mise en données du monde, le déluge numérique" cité dans le cours "Culture des données, données de la culture (lien externe)" de Joël Gombin, Datactivist, 2022

Big data : le volume de données créées va exploser (JDN & Statista, 2019)

Un tel projet repose sur des ressources toujours plus massives d’informations et des systèmes pour les analyser toujours plus importants : c’est le Big Data. Ce mouvement s’est également accompagné d’un phénomène de plateformisation du Web qui consacre les GAFAM - les géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - comme sorte d’intermédiaires incontournables (ce qu’on appelle des Gatekeepers) d’un web très éloigné de son projet d’origine.

Ce phénomène de plateformisation touche par ailleurs le secteur culturel et ses fournisseurs.1 Ces mouvements de Datafication et de plateformisation du web s’accompagnent enfin d’une massification des usages, et ce, à tous les âges, y compris les plus jeunes. David Bessot et Alessandro Fiorentino estiment à 4,11 millions le nombre d’utilisateurs actifs de 12 à 17 ans sur les réseaux socionumériques, en France (Insee, 2022).2 Avec un temps d’utilisation estimé à 2,9 heures par jour, un jeune de 13 ans en France passera sur l’année plus de temps devant un téléphone que devant un professeur. Instagram, WhatsApp et TikTok sont respectivement sur le podium des trois plateformes préférées des jeunes avec 25,6 %, 12 % et 8,9 %. "Les stratégies commerciales mises en œuvre dans ces dispositifs computationnels mis à disposition par ces entreprises leur ont permis de devenir les leaders de la nouvelle économie de l’attention. Elles sont en situation de monopole sur un marché captif"3. Les stratégies de ces plateformes sont particulièrement délétères pour les individus, en ce qu’elles s’appuient sur la science pour développer chez leurs usagers une forte dépendance psychologique dans un marché très concurrentiel : celui de l’attention.4

1 Ugo Verdi, “Quelle(s) réponse(s) à l’enjeu d’acculturation aux données ? Un état de l’art des caractéristiques de la data literacy (lien externe)”, Revue française des sciences de l’information et de la communication, 26 | 2023 et Philippe Bouquillion, Olivier Thuillas et Louis Wiart, "Plateformes de billetterie : une nouvelle étape dans l’industrialisation de la musique vivante ? (lien externe)", Communiquer, 35 | 2022

2 David Bessot et Alessandro Fiorentino, "RGPD, un révélateur des logiques subreptices des plateformes envers la jeunesse (lien externe)", Revue française des sciences de l’information et de la communication 26 | 2023

3 Kaïna Amaouche. "Plateforme et abus de position dominante : la détermination du pouvoir des plateformes au service de leur régulation (lien externe)", mémoire de Droit. 2021.

4 David Bessot et Alessandro Fiorentino, "RGPD, un révélateur des logiques subreptices des plateformes envers la jeunesse (lien externe)", Revue française des sciences de l'information et de la communication 26 | 2023

Marchandisation, manipulation, captation : les nombreux usages nocifs de la donnée

La donnée est ainsi devenue un élément central des sociétés contemporaines, souvent qualifiée de "nouvel or noir" du 21ᵉ siècle. Cette analogie souligne son importance cruciale dans l'économie mondiale et son impact profond sur nos vies quotidiennes. Dans ce monde gorgé de données, les algorithmes régissent une grande partie de notre vie quotidienne, influençant nos décisions, nos comportements et nos interactions sociales. Ainsi, les réseaux sociaux sont bâtis sur des algorithmes qui déterminent les contenus s’affichant sur nos fils d’information, favorisant ceux qui font appel à l'émotion des individus, laissant alors circuler allègrement les fake news. Ces réseaux captent toujours plus l’attention des citoyens en les enfermant dans une "bulle de filtres" algorithmique1 correspondant à leur vision du monde et à leurs goûts culturels. Pour les institutions culturelles, ces enjeux se traduisent par des questions aussi économiques qu’éthiques sur leur rôle dans la société et leur capacité à toucher de nouveaux publics : comment garantir la diversité culturelle face aux recommandations algorithmiques ? Quel est le rôle des équipements culturels dans la préservation d'un espace public démocratique ?

Parce que ces bulles limitent aussi la possibilité de se confronter à toute forme d’altérité, sinon dans l’affrontement, et rendent toujours plus difficile la possibilité d’un débat, voire du fonctionnement démocratique même. L'utilisation massive des données a des répercussions profondes sur nos systèmes démocratiques et même sur les processus électoraux, comme l’ont démontré l'affaire Cambridge Analytica2 ou plus récemment l’annulation du premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie. Cette collecte massive de données par les gouvernements soulève en outre des questions sur les libertés individuelles.

1 Joëlle Farchy et Steven Tallec, "De l’information aux industries culturelles, l’hypothèse chahutée de la bulle de filtre (lien externe)", Questions de communication 43 | 2023

2 Carole Cadwalladr, Emma Graham-Harrison, "Revealed : 50 million Facebook profiles harvested for Cambridge Analytica in major data breach (lien externe)", The Guardian, march 2018

Les données sont le nouvel or noir du 21e siècle. Maitriser nos données, c’est maîtriser notre avenir, notre souveraineté politique et numérique.

Tweet de Bruno Lemaire (12.09.22)Ex-ministre Français de l’économie et des finances

Dans le domaine des gestions des ressources humaines, on voit même se développer des techniques de gestion algorithmique et quantitative des employés intitulées "analyse des personnes"1 dont le principe est d’améliorer les performances de l’organisation en remplaçant les décisions humaines, subjectives et insuffisamment étayées, par une approche rationalisée (et informatisée) de toutes les étapes de gestion des salariés tels que le recrutement, la planification, l’évaluation des performances2, voire le licenciement. On est dans la parfaite incarnation de ce que Bruno Latour nommait nos « monstres » de gestion, qui prendraient le dessus sur l’humanité elle-même. Sur un versant plus positif, d’autres algorithmes d'intelligence artificielle sont utilisés pour diagnostiquer des maladies et prédire des épidémies. Ces exemples témoignent en tout cas de l’ampleur qu’ont prises les données personnelles dans la marche des sociétés humaines.

1 Giermindl, L. M., Strich, F., Christ, O., Leicht-Deobald, U., & Redzepi, A, "The dark sides of people analytics: reviewing the perils for organisations and employees. (lien externe)" European Journal of Information Systems, 2021.

2 Paul Leonardi, Noshir Contractor, "Better people analytics. (lien externe)" Harvard Business Review, nov. 2018 ; et Aizhan Tursunbayeva, Claudia Pagliari, Stefano Di Lauro, "People analytics—A scoping review of conceptual boundaries and value propositions", International Journal of Information Management, dec 2018.

Pourquoi il est essentiel que les équipements culturels établissent leurs stratégies data

La donnée est devenue un enjeu économique majeur, transformant les modèles d'affaires traditionnels pour tous les secteurs économiques, donc pour la culture également. L'économie de l'attention, où le temps et l'engagement des utilisateurs est monétisé, est désormais prépondérante. Pour les équipements culturels, cela soulève des questions importantes :

  • Comment valoriser l'attention du public sans compromettre la mission culturelle ?
  • Comment utiliser les données pour améliorer l'expérience des spectateurs tout en respectant leur vie privée ?
  • Dans un tel contexte, comment assurer la possibilité d’une diversité culturelle et la découvrabilité des œuvres et des artistes ? 
  • Quelle est la valeur réelle des données collectées sur les spectateurs ? 

C’est pourquoi il est si déterminant pour les professionnels de la culture de comprendre les enjeux sociétaux liés à la donnée et aux outils et dispositifs l’exploitant. Celle-ci constitue dorénavant un enjeu capital en termes économiques et de captation de l'attention, que l’on y trouve matière à se réjouir ou pas. Il s’agit pour les équipements de naviguer dans ce paysage numérique du mieux possible, et d’y assurer la meilleure identification de leur projet culturel.

Pour découvrir les usages que font les acteurs culturels de ces données, et la manière dont ils tentent de répondre aux questions listées, nous vous invitons à poursuivre votre lecture avec la fiche "Quelles sont les pratiques dans le spectacle vivant ?"

Pour aller plus loin

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