1.04. Le spectacle vivant se commercialise-t-il comme des chaussettes ?

Avant de rejeter le marketing, encore faut-il se demander (et avoir compris) ce que c’est. Ce titre volontairement provocateur nous permet de poser la question frontalement : le marketing culturel est-il semblable au marketing de produits de consommation courants ?

Il existe deux façons de concevoir le marketing : celle des entreprises traditionnelles du monde des affaires et celle des entreprises culturelles. Dans le premier cas, on cherche à connaître les besoins des consommateurs pour ne leur offrir que ce qu’ils désirent, quitte à modifier le produit ou les autres variables de la composition commerciale jusqu’à ce que le client soit satisfait. Dans le cas des entreprises culturelles, on part de la vision de l’artiste et l’on cherche le groupe de consommateurs le plus susceptible de s’intéresser à l’œuvre.
Le marketing des entreprises culturelles peut se définir comme suit : l'art d’atteindre les segments de marché susceptibles de s'intéresser au produit, en ajustant à celui-ci les variables de la composition commerciale – le prix, la distribution et la promotion – afin de mettre le produit en contact avec un nombre suffisant de consommateurs et d’atteindre ainsi les objectifs conformes à la mission de l'entreprise.

François Colbert,professeur titulaire de marketing - HEC Montréal, extrait de son séminaire "Les éléments du marketing des arts et de la culture"

Si le marketing dans son ensemble remonte au Moyen Âge, le marketing culturel, lui, ne date que de quelques décennies. Il est apparu dans les années 70, et on le distingue couramment du marketing classique de la manière suivante : dans le marketing classique, on conçoit un produit pour qu’il réponde exactement aux aspirations de la cible déterminée. Le marketing culturel, lui, procède du mouvement inverse. Il doit identifier le public susceptible de correspondre aux caractéristiques d’une œuvre conçue sans chercher à répondre aux envies du public. Bien que ce principe soit toujours valable en théorie, il arrive aussi qu’un produit culturel soit déterminé en fonction des goûts du public. Netflix en est l’exemple le plus récent. La plateforme de streaming, dont on savait déjà qu’elle étudiait finement les comportements de sa clientèle pour définir sa politique de production et d’acquisition de programme1, semble aller encore plus loin. Elle simplifierait dorénavant2 les intrigues scénaristiques et dialogues de ses programmes pour coller aux habitudes de sa clientèle, et notamment à celle qui consiste à regarder plusieurs écrans à la fois (pour jouer à un jeu, regarder les réseaux sociaux, faire des achats en ligne…).

Rien de tout cela n’existe au sein des institutions publiques du spectacle vivant. Pour autant, elles ne sauraient se passer de marketing : ces structures, qu'elles soient publiques ou privées, ont, elles aussi, des enjeux économiques et doivent avoir leur modèle d'affaires. Celui-ci doit être mis en œuvre par une stratégie d'établissement comprenant des objectifs opérationnels, partagés et évaluables par tous. Le marketing vient donc comme un ensemble d’outils qui permettront de porter et de concrétiser le projet d’établissement.

Qu'est ce que le marketing culturel ?

Comme un capitaine sur son bateau, qui dispose de différents instruments de navigation, le marketing permet de considérer différents paramètres... Objectif à atteindre, l'environnement, les ressources, la concurrence, le public et les équipes.... C'est surtout produire du sens, et créer une expérience culturelle mémorable...  Dévoiler son projet culturel plutôt que de le dévoyer !

Le marketing culturel est encore aujourd’hui massivement incompris, et fait souvent l’objet d’un rejet de principe. À travers lui, c’est une certaine vision du monde qui est rejetée. Or, il se cache derrière le terme de marketing une myriade de techniques et d’outils qui nous permettraient pourtant de développer sa connaissance du public, d’être plus précis dans ses actions de communication ou de commercialisation. C’est bien de cela dont on prive son projet et son équipe en rejetant le principe même du marketing.

Parce que la base du marketing, c'est la connaissance de sa cible, ou de son public. Le marketing est indissociable des études de marché ou de public qui sont la base de toutes les stratégies. Parce que comme l’indique François Colbert dans son séminaire de marketing culturel et dans ses nombreux ouvrages consacrés au sujet, « Le marketing n’est pas une façon machiavélique de vendre aux gens ce qu’ils n’achèteraient pas autrement. (…) En effet, le succès en marketing repose sur le principe que l'entreprise cherche à satisfaire un besoin existant chez les consommateurs ». C’est en réponse à cette connaissance extraite des études qui nous renseignent sur les besoins et comportements des individus que repose la stratégie marketing, elle est donc entièrement au service du projet. C’est pourquoi il est incorrect de penser que les techniques du marketing culturel seraient incompatibles avec la raison d’être des opérateurs culturels du spectacle vivant. Si le projet d'établissement porte une dimension de service public, avec des enjeux de diversification des publics, et bien ce sera ça également l'intention de la stratégie marketing.

Audience et découvrabilité, la donnée entre enjeux politiques et économiques : extrait de la présentation Synapse C lors des Rencontres TMNlab #22

Trop souvent, les lieux s’emparent des questions de marketing à l’envers : au lieu de fonder leurs usages et stratégies sur une connaissance préalable de leur public, ils mettent en place des actions en bout de chaîne, qui sont de fait moins efficaces et chronophages pour les équipes. Cette étape fondamentale de l’étude des publics et de ses comportements est encore sous-investie dans la plupart des lieux, et ce, au détriment des actions elles-mêmes.

Le spectacle ne se commercialise donc pas comme des chaussettes pour la bonne et simple raison que l’on n’achète pas du spectacle vivant comme des chaussettes. Les comportements d’achat des publics sont très différents et l’intention relationnelle du public vis-à-vis de l'institution, à l’égard de sa venue au spectacle, ne saurait en être plus éloignée. Cela étant dit, on pourrait tout à fait s'inspirer de ce que les vendeurs de chaussettes, de sucre ou de divertissement mettent en œuvre et investissent autour de la qualité de l'expérience de leur clientèle pour améliorer cette relation, parce que dans le fond, il s’agit aussi d’en prendre soin. De prendre soin de l'attention des publics et de s'adresser à eux de la bonne manière.

Dans un contexte de manque de temps et de moyens, la stratégie marketing bien déterminée, avec des indicateurs explicitement formulés et atteignables, permet aussi d’effectuer de bons arbitrages, et donc d'économiser les équipes. Ce pilotage par la stratégie leur donne des clés d'évaluation de leur propre travail et génère chez elles davantage de satisfaction. Quand les actions ne fonctionnent pas, à l’inverse, ce mode de travail leur confère une plus grande capacité de réajustement. Une stratégie marketing représente avant toute autre chose une stratégie d'établissement. Elle va bien au-delà des seules questions de communication et de commercialisation,  et porte sur la stratégie relationnelle et politique de l’établissement, sur sa marque employeur. La question du marketing est fondamentale pour l'ensemble du projet d'établissement.

Les responsables marketing ne peuvent pas continuer à faire plus avec moins, surtout plus avec moins d'argent et moins de temps. Alors que de nombreuses organisations artistiques et patrimoniales (et certainement les plus grandes) ont exploité la puissance du marketing, ce n'est pas toujours le cas dans tout le secteur.

Le marketing peut encore être mal compris ou vu comme un ajout agréable mais ultimement pas essentiel, plutôt que comme une fonction stratégique fondamentale.

Bien que les départements de marketing ne soient souvent pas généreusement dotés en ressources (et que les budgets marketing soient souvent parmi les premiers à être réduits en périodes difficiles), les attentes envers le marketing peuvent être irréalistes (comme "rendez-nous viraux").

Il est donc important que les marketeurs plaident en faveur du marketing en interne, par exemple en organisant des mini-sessions de formation avec des non-marketeurs dans l'organisation, en impliquant d'autres équipes dans des sessions de brainstorming, en évitant le jargon dans les rapports, en trouvant des alliés à travers l'organisation et au sein du conseil d'administration, et enfin en démontrant l'impact des activités de marketing dans l'atteinte des objectifs et des buts.

Christina Lister,"A look ahead to arts marketing in 2024", Arts Marketing Association, 2023

Et si la médiation était l’intention préalable au marketing ? 

Le marketing digital peut être utilisé comme levier de médiation. Ces outils peuvent aussi bien permettre de médiatiser un spectacle à fort potentiel de captation d’attention qu’une œuvre à caractère plus exigeant. On pourra les défendre tous deux avec les outils du marketing digital, en adoptant une approche différenciée en termes de typologie de public visé, de message, d'identité, d'adresse au public. La construction de ces messages relève bien d’une question d'identité. Et donc la stratégie marketing, elle va servir une identité qui intègre la question de la médiation culturelle. Leur usage nécessite cependant d’être assez pointu, car le ciblage de communications publicitaires ou l'utilisation des réseaux sociaux requiert une certaine technicité et une veille constante face aux évolutions, que ce soit en termes de sponsoring, de publicité, ou plus généralement de Community Management.

Ne perdons pas (trop) de temps à parler de marketing… Pratiquons-le.

Marketing, commercialisation, client… Une maladie très répandue dans le secteur culturel consiste à passer plus de temps à débattre des mots que l’on emploie qu’à étudier les enjeux qu’ils renferment.

Dans le champ culturel, le mot "marketing" est longtemps demeuré tabou, cristallisant contre lui des attitudes négatives de la part d’artistes, de scientifiques, de médiateurs, voire d’administrateurs, qui le rejetaient, et qui aujourd’hui le jaugent avec circonspection.

Dominique Bourgeon-Renault, Anne Gombault, Stéphane Debenedetti et Christine Petr,"Marketing de l'art et de la culture", 2014

Ce dont les équipements ont besoin aujourd'hui, c’est d'outils et de réflexion en commun pour servir les projets culturels, maintenir ou développer la découvrabilité des œuvres, et assurer le renouvellement des publics. Ces controverses autour du marketing culturel existent depuis très longtemps, et bien qu’elles soient compréhensibles, il nous semble qu’elles sont stériles, et qu’il serait plus utile pour les théâtres de commencer à en manipuler les outils, et d’en découvrir les possibilités offertes.

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